Les derniers survivants de leur peuple, ils étaient traqués. Depuis des jours maintenant erraient-ils dans la chaîne de Sikkadia, tels des âmes en peine, dévastées, fatiguées, et bientôt au terme de leur cauchemar.
Les étendues rocailleuses reflétaient le soleil d’airain, qui leur brûlait la peau. La soif gerçait leurs lèvres, incendiait leurs gorges. Leurs larmes s’étaient depuis longtemps évaporées. Mais ils continuaient leur avancée, pourtant sans but, dans ces étendues.
Au loin entendaient ils le bruits des glisseurs, qui patrouillaient la région à leur recherche. Mais dans cette zone où les mirages étaient courants, ils étaient à l’abri. Le sifflement des véhicules qui perçait les airs à des kilomètres de distance sonnait à leur oreilles comme un avertissement, inéluctable mais encore à venir.
Mateos était le plus jeune des deux. Ses idéaux avaient été brisés, ses rêves déchirés par la force des armes. Mais il continuait d’avancer, résolu, possédé par une cause qui le dépassait, bien que tout but lui ait été arraché. Le gardien des mémoires étaient plus vieux, et avançait péniblement dans les conditions arides. Aucun des deux ne savait pourquoi ils devaient continuer, mais pourtant ils essayaient, encore et toujours.
Ils avaient vu la destruction de leur monde.
Alako, leur capitale, avait été rasé par une bombe de feu. Les réfugiés de Taya et Ylkes avaient tenté de s’échapper mais avaient été interceptés par des patrouilles Hikki et massacrés. Le sanctuaire avait été mis à sac, les adeptes avaient tous été tués ou capturés, et seul le passage secret derrière la source avait permis aux deux hommes d’en réchapper. Quand, après une journée de marche, ils s’étaient arrêtés sur la crête de Kabana, épuisés, ils voyaient au loin Taya et Ylkes en feu, et le sanctuaire dévasté. Les Hikki étaient impitoyables et méticuleux, ils le savaient, et ils avaient compris à ce moment là qu’ils étaient désormais les vestiges d’un peuple retourné à la poussière. C’était un fardeau qu’ils ne devraient plus porter très longtemps.
Trop las pour continuer cette marche insensée, le gardien fit un signe et ils s’arrêtèrent. Il s’assit contre la crête rocailleuse devant eux, qui lui apportait une ombre bienvenue. Mateos s’assit auprès de lui, les yeux fixés sur le sol craquelé et aride devant lui.
« Je n’ai plus la force de continuer, dit l’ancien.
_ Mais pourtant, il le faut. Vous ne pouvez vous arrêter. Vous ne pouvez les laisser nous prendre… Tout le reste.
_Quelle différence cela fera-t-il ? Notre temps est venu. »
L’apprenti resta silencieux à ses paroles. Il ne voulait pas réaliser que tout était perdu.
« Il y a un souvenir que nous devons conserver jusqu’au bout. Que tu dois conserver, reprit l’ancien. Tu es jeune, tu dois partir avec ce souvenir.
_Un souvenir… » dit Mateos.
Le gardien des mémoires était instruit depuis son enfance par les mémoires et les secrets du peuple Eskal. Il était pour eux le mystique de premier ordre, l’héritage de leur culture et de leur peuple tout entier. Ce savoir accumulé lui donnait des pouvoirs hors du commun – on dit même qu’il était capable de traverser le temps et de voir le passé et les possibilités à venir.
« Oui. Il y a un souvenir qui prime sur le reste. Un souvenir qui doit partir avec toi. »
L’ancien prit une profonde inspiration.
« Comme on te l’a appris, Mateos, tu sais que les Eskal et les Hikki descendent de la même origine. Nous avons le même patrimoine génétique. Si les Hikki nous traquent, c’est qu’ils considèrent que nous avons dégénéré et régressé, et que rien que notre existence constitue une souillure. C’est pour cette raison qu’ils nous ont toujours été hostile et ont tout mis en oeuvre pour nous exterminer. »
Mateos hocha la tête. Il se remémorait ce matin où, dans le jardin du temple, il avait vu la boule de lumière qui avait rasé toute entière Alako. Il se sentait hanté par les fantômes de cette destruction, qui semblait lui crier « Sauve-nous, sauve-nous! ».
« Pourtant, il y a bien un patrimoine que nous partageons ensemble. Celui de notre héritage psychique. J’en suis le dernier vestige. Et il y en a une aussi parmi les Hikki. La Sorcière Rouge. C’est elle qui veut notre destruction. Je le sais, car nous partageons malgré tout ce qui nous sépare – la distance, la soif de sang – un lien très fort. Ce lien est une des premières mémoires que j’ai acquis. Et je la perçois: elle est concentrée, elle jubile de sa victoire, son excitation est palpable. Pourtant, elle veut ma mort, car il y a quelque chose que je sais, et que le peuple Hikki a oublié. »
Mateos ne savait pas vraiment réagir à ces révélations. Il n’était pas bien sûr de comprendre les tenants et les aboutissants de ce que lui partageait le gardien.
« Il existe au sud de la chaîne de Sarina un lac caché. Ce lac est couvert d’une brume si épaisse qu’il est impossible d’y voir quoi que ce soit. De l’autre côté du lac, il y a une cité, antique. Dans cette cité se trouvent les habitants du peuple originel. Avant les Eskal. Avant les Hikki. Ce que nous étions. Il faut que tu te rendes là-bas. C’est la chance du salut de notre peuple. »
Et sur ces mots, mystérieusement, le gardien s’alongea, mort.
***
Mateos la voyait. La rive. Elle était étincelante.
Il avait marché, des jours durant, tenu par une seule pensée, qui guidait ses pas comme une lumière feinte dans l’obscurité. Il avait échappé aux patrouilles, aux glisseurs, et aux soldats de la Sorcière Rouge. Il avait fait à partir du tronc d’un arbre fendu un radeau de fortune, et il s’était aventuré sur le lac de brumes.
Et il arrivait vers la rive. Vers son salut. Il accosta sur la berge, sortant du brouillard.
Et il vit la désolation. Des maisons brûlées, des ossements dispersés au grès du vent. Le bruit de la solitude.
Il tomba à genoux, impuissant devant le massacre. Et il vit devant lui une forme, drapée de manteaux écarlates, qui s’avança vers lui. Sa vision se brouilla et ses yeux fatigués se plissaient, plein de poussière et de désespoir.
La forme écarlate lui tendit la main. Et à ce moment, une grande lumière blanche qui l’enveloppa, et le berça. Elle le réconforta. Et tous ses soupirs se dissipèrent. Et toute la force de son terrible destin sembla se lever de ses épaules. Il atteignit la quiétude, la paix. Et bientôt, il ne pensait plus à rien.
